Texte d'Elsa Ballanfat, professeure agrégée de philosophie, docteur en philosophie, danseuse.



Notre regard sur le réel se contente souvent de passer brièvement dessus. La peinture

de Valérie Poli nous offre une trêve dans cette activité incessante. Les toiles apparaissent d’abord selon un surgissement : la couleur nous saisit, les formats nous étonnent, nous sommes suspendus à la force des traits. Contrairement à la puissance de mouvements qui pourraient se dissiper dans notre attention, ceux de ces toiles nous tiennent en arrêt.

On est marqué par la fulgurance de la trace qui s’est déposée là. Comme une marque de colère, parfois d’envol, un indice de rupture, la peinture est déposée dans une spontanéité visible. Elle structure la toile selon des axes vertical et horizontal, les deux s’opposant, se refusant mutuellement, mais dans un rapport qui tend à ouvrir les tableaux. Les lignes de force se croisent tout en laissant ouvert, souvent en leur centre, une vaste zone de couleur ou de blanc, de bleus profonds ou de paysages évoqués, suggérés, qui font des toiles de Valérie Poli des aires de promenade et de contemplation. La peinture se dote alors d’une profondeur, elle se coupe et se fissure, se détaille, se donne à lire comme autant de parcelles d’une matière unique, exhibée par le travail artistique. Le regard du spectateur est conduit entre ces lignes de force qui sont autant de failles, à présent, par lesquelles la toile se démultiplie, s’ouvre en elle-même, agrandit les perspectives.

La rencontre avec la peinture de Valérie Poli n’est pas passive. Elle ne requiert pas non plus d’être savant, mais seulement de laisser l’œil être porté par les approfondissements successifs de sa géographie imaginaire. Elle fait appel au corps également, qui est mis en rapport, dans son entier, avec ces pans de bleus et de sables : la toile est un espace à exister. Il n’est pas à bâtir ni à occuper, l’espace de Valérie Poli est laissé libre. Il déborde les villes suggérées, le vide est toujours plus vaste que les quelques silhouettes ou figures reconnaissables qui en émergent. Elles font ressortir, par contraste, l’immensité de ce tout spacieux dans lequel elles semblent flotter.

À rebours des tentations actuelles qui veulent que la sensation forte se quantifie, la peinture de Valérie Poli est puissante autrement : elle révèle que la force ne choque pas, mais se révèle au contraire comme la possibilité de l’approfondissement. Plus la toile nous happe et nous ouvre à un espace indéfini, plus elle nous inscrit intensément dans nos sensations. La peinture réinscrit nos corps dans l’espace de l’existence. Elle ouvre celui qui nous manque, rend au temps de la rêverie sa portée profonde qui est de nous laisser le temps et l’air nécessaires pour exister librement.

Elsa Ballanfat



Texte de Catherine Mafaraud-Leray, poète.



VALERIE POLI

entre

O Bleu et I Rouge


« O Bleu », voyelle plongeant dans l’Infini.


Au loin des sous-marins s’ allongent, s’ étirent, étranges muselières remontant parallèles du fin fond des abysses. Le bleu, dans sa perpétuelle fuite, dans son glissement éternel, n’en finit pas de parler, de nous renvoyer un vide habité d’éveils- atlantides, de ziggourats mésopotamiennes, de fujis ébouriffés d’albâtre, dressé de hampes adventives et faussement anarchiques.
Peinture magicienne ceinte de formes échappées, insaisissables, comble du décomposé miroitant du regard, d’une anti-matière fluide travaillée tel E.E.G. volcanique ou pouzzolanes apaisées et lacustres dans lesquels la couleur entraîne le geste dans des calmes, des touches, des éclairs, des foudres, des empâtements, dans cet incroyable Fantasia,


« …plein des strideurs étranges,
silences traversés des Mondes et des Anges…»


Peinture océanide, onirique où la pensée domine l’action, dans un bleu inédifiable, inconstructible: là, s’entassent, se stockent les rêves d’où jaillissent sphères, courbes, verticalités, tout un enlacement aérien, et - en embuscade - les secousses plus ou moins aiguës qui incarnent le repli de l’attente.

Dans cet Oeuvre au Bleu, le temps semble être intégralement absorbé par l’invraisemblable célérité du mouvement, et le choix bien spécifique du coloris qui épouse, de concert, essence et obsession.
L’artiste nous noie dans le tsunami spirituel d’une spirale mentale autant que charnelle, chahuté par de brusques séismes inconscients, bousculé par des vagues immatérielles et irréelles et par des crescendo sauvages et violents. Toile et océan nous sont « donnés » là, sans compromis, à l’état brut. Tout comme l’artiste, nous ne pouvons nous y soustraire, il nous faut passer par les eaux amères de cet entre-deux- mondes, par cet univers aspirant, aquatique et mystérieux, en quête de notre propre reconnaissance afin d’atteindre la berge de l’Authentique, le vrai ponton de la parole recouvrée, naturelle et partagée.


Au fil des toiles le climat Ă©vocateur va se modifier.
Tout un monde de figurants extra-terrise les formes de la « Planète Bleue », lentement landes, grottes et taïgas se fantasmagorisent entre flambées argentées ou foyers d’or.
La peinture s’humanise par le biais d’ombres, apparitions, revenants, centauriens, venusiens, bienveillants et salvateurs - attendant - .
L’acte pictural n’est pas que le fossé d’un jet de rage accompagné du terrible cri d’un big-bang intime mais dorénavant acte conscient, quasi cérémonie.
L’artiste laisse peu à peu le bleu et ses délires lui échapper pour s’emparer d’une palette tout autant hiérogamique : rouge pourpre, rouge de Chine, garance, cadmium foncé, vert olive…
Les tableaux se pacifient, la sphère, son circuit fermé, protecteur et étouffant, se brèche puis s’ouvre totalement dans la partie inférieure, celle qui appartient au « non- dit ». Apparaissent alors des constructions en demi-cercle : voûte, abri, caverne taillés dans des couleurs - salamandre, centrifuges, emplies du principe de vie, lieu de naissance, « galgal » hébreu - espace de révolution et révélation de l’être - . Le passage creusé, dans et par les tonalités, devient le symbole-alchimiste de l’athanor, creuset des transmutations physiques, morales et mystiques où s’accumulent toutes les énergies propices à la régénération, aux retrouvailles : à la symphonie du vivant.


Après être passée par l’eau et le rideau de feu, la voix se libère, le travail s’affranchit du passé afin d’apprivoiser la création, de l’organiser plus sereinement, de la laisser mûrir.
Valérie Poli est un peintre de cinabre et d’aniline, nourri au riz rouge, mais c’est aussi une femme débordant de vitalité et d’amour dont l’œuvre ne ment pas puisque sur chaque tableau, au plus profond, est gratté un paraphe récurrent dont la traduction pourrait être : J’écris moi.


Catherine Mafaraud-Leray